Nicoletta – Nouvelle
Puglia, 1952
Il y avait sa mère, qui se prénommait Maria, son père, Dario et sa grand-mère, Rosaria. Tous se tenaient debout dans cette ruelle de pavés, leur attention portée sur Francesco. Nicoletta, elle, était en retrait. Le soleil n’avait pas encore réchauffé le village, alors elle avait couvert ses épaules d’un châle. Mais surtout, à ce moment-là, ce carré de laine qui lui avait été offert par son frère, lui apportait un peu de réconfort.
Francesco posa ses deux petites valises et s’avança vers sa famille. La gorge de Nicoletta se serra, elle avait déjà ressenti cela, mais jamais avec une pareille intensité. Dario, qui n’était pas très bavard, s’approcha de son fils et le saisit fermement par la nuque.
— Je suis fier de toi Francesco, lui déclara-t-il.
Le jeune homme resta muet, comme s’il s’efforçait d’intérioriser une soudaine euphorie. Nicoletta connaissait la cause de son émoi. En fait, Francesco admirait son père, il était pour lui l’homme le plus honnête et le plus digne de tous. Adolescent, il n’avait jamais émis la moindre protestation contre l’éducation sévère de Dario parce qu’il était convaincu qu’elle l’amènerait à lui ressembler, et c’était là son vœu le plus cher. Entendre son père enfin prononcer ces mots signifiait qu’il avait réussi. Il le serra dans ses bras.
— Ciao Papa, lui glissa-t-il dans l’oreille.
Les deux hommes se lâchèrent et Francesco tourna la tête vers Maria. De là où elle se trouvait, Nicoletta ne voyait pas le visage de sa mère, mais elle savait qu’elle pleurait. Maria sortit un mouchoir de sa poche et essuya ses larmes. Ensuite, elle se jeta sur son fils et l’embrassa. Son col de chemise était mal plié, alors elle l’arrangea.
—Tu es tellement beau, lança-t-elle en admirant son fils. Tu y arriveras, j’en suis sûre.
Francesco acquiesça.
— Et ne nous oublie pas, ajouta-t-elle.
— Je vous écrirai à mon arrivée, ne t’inquiète pas.
— Bien. Embrasse ta mère encore une fois.
Francesco lui donna une étreinte et Maria pleura de nouveau. Rosaria, qui était une petite femme frêle, mais au solide tempérament, tenait un chapelet au creux de ses mains.
— Au revoir Francesco. Sois prudent. Je prierai tous les jours pour toi.
— Merci. Reste forte, comme tu l’as toujours été.
Et il déposa un tendre baiser sur son front, comme il le faisait souvent.
Il ne restait plus que Nicoletta. Son grand-frère la regarda dans les yeux ; ce regard qu’elle aimait tant, rassurant et confiant.
— Tu es sûr de vouloir partir ? lui demanda-t-elle en sachant pourtant qu’il n’allait pas renoncer.
— Il le faut. C’est pour notre bien, lui répondit-il d’une voix basse. On se reverra vite. Prends soin de toi et de la famille en attendant, d’accord ?
Nicoletta lui répondit d’un léger mouvement de tête mélancolique.
— Allez, souris un peu, je ne suis pas mort ! fit-il en caressant sa joue.
Elle décrocha un sourire en se disant qu’il avait raison. Puis ils s’embrassèrent à leur tour. La jeune fille savourait chaque seconde de ce câlin, mais malgré ses efforts, elle ne pouvait s’empêcher de penser que cela pouvait être le dernier.
Francesco prit ses bagages et s’en alla en lançant un dernier au revoir. Toute la famille lui répondit et l’encouragea à nouveau, sauf Nicoletta, qui resta figée en le voyant s’éloigner vers cette destinée incertaine.
* * *
Trois semaines avaient passé. Cette journée avait été tout aussi épuisante que les autres et son travail acharné ne lui avait encore rapporté que de maigres revenus. Personne ne pouvait se permettre de dépenser beaucoup pour se fournir en vêtements, alors elle devait se contenter de petites commandes. Ici, rien ne s’arrangeait.
Nicoletta se pencha par la fenêtre pour étendre le linge de maison, tout juste lavé, mais jauni par le temps. Elle s’arrêta et admira l’horizon. Le soleil couchant versait ses derniers rayons de lumière sur les champs de blé, au-dessus desquels une nuée d’oiseaux s’agitait ; elle aurait bien aimé être l’un d’eux. La jeune fille se demanda où était son frère et s’il allait bien, car il n’avait toujours pas donné de ses nouvelles, et toute la famille commençait à s’inquiéter. Elle se convainquit qu’il devait s’installer et qu’il avait juste manqué de temps pour leur écrire, ou bien qu’il l’avait fait, mais que l’acheminement des lettres depuis la France était long. Mais cela ne calma son esprit qu’un court instant. Sans Francesco, elle se sentait esseulée et impuissante, prisonnière d’un quotidien devenu trop difficile.
Elle se rendit dans la cuisine, où Maria et Rosaria s’affairaient à la préparation des orecchiette. Malgré l’odeur appétissante de la sauce qui mijotait sur le feu, Nicoletta n’avait pas faim. Elle alla voir sa mère.
— Je vais me coucher, lui dit-elle.
— Tu ne manges pas ? s’étonna Maria. Qu’est-ce qui t’arrive ma fille ?
— Je suis juste fatiguée.
— Tu devrais quand même manger, lui suggéra Rosaria. On ne dort pas le ventre vide.
Sur la table se trouvaient une dizaine de figues encore à moitié enveloppées dans du papier journal, Nicoletta en saisit une et rentra dans la petite pièce qui lui servait de chambre.
Elle fit une courte prière, comme chaque soir. Mais cette fois-ci, elle l’interrompit avant la fin avec la terrible sensation que tout espoir l’avait quitté. Désemparée face à ce chagrin latent qui s’éveillait brutalement, elle s’effondra sur le lit. Ses pleurs coulaient jusqu’au coin de ses lèvres et effaçaient la douceur qu’y avait laissé la chair du fruit.
* * *
La jeune fille avait peu dormi. Elle s’habilla d’une robe légère et d’un gilet puis se chaussa. Son père était déjà parti, mais Maria et Rosaria dormaient, alors elle sortit sans faire de bruit. Dehors, il faisait encore sombre. Nicoletta resta un moment assise sur la dalle froide de la porte d’entrée, ne sachant quoi faire. Puis elle décida de s’éloigner et prit la direction de la campagne.
Alors qu’elle progressait sur un long chemin de terre ocre et sèche, elle observait le ciel qui se teintait d’un rose pastel. Seulement, ce joli spectacle ne suffisait pas à dissiper ses peines ; elle continua de marcher pendant au moins une heure et demie.
Désormais loin du village, Nicoletta sentait son corps s’engourdir par la fatigue. Elle s’arrêta pour contempler les garrigues fleuries qui l’entouraient et cela lui rappela à quel point la région était belle. Un arbre majestueux attira son attention. C’était un olivier qui trônait seul, au milieu des étendues monotones. Elle alla l’observer de plus près. À mesure qu’elle s’approchait, il lui paraissait de plus en plus impressionnant. Il était orné d’un riche feuillage et la largeur de son tronc tourmenté laissait penser qu’il était vieux, peut-être centenaire. Nicoletta en fit le tour, en effleurant l’écorce du bout des doigts. Une étrange aura émanait de cet arbre, apaisante, consolante ; alors elle s’allongea à son ombre. Ses paupières lourdes se fermèrent, et sans lutter, elle se laissa emporter par le sommeil.
En ouvrant les yeux, elle fut éblouie par la lumière ; la jeune fille était maintenant en plein soleil. Tout à coup, ce qu’elle vit la fit tressaillir : un homme l’observait depuis le sentier. Depuis combien de temps se tenait-il là, immobile ?
C’est alors que l’inconnu bondit et se cacha dans les hautes herbes. Surprise par cette réaction, elle vérifia les alentours et aperçut un vieux paysan, qui tirait une charrette. Il progressait lentement, mais avec une régularité étonnante, comme s’il pouvait ne jamais s’arrêter malgré l’apparente lourdeur de son chargement. De là où elle était, elle entendait le grincement des roues et le grondement de la marchandise branlante. Lorsqu’il dépassa la cachette de l’homme, ce dernier sortit sans se faire remarquer et se mit à le suivre. Et quand il fut très proche, il piocha quelques denrées dans la charrette, les rassemblant au fur et à mesure dans le creux qu’il formait avec son bras. Puis il laissa partir le malheureux paysan, qui n’y avait vu que du feu.
Le voleur se dirigea vers Nicoletta ; celui qui n’était jusqu’à présent qu’une silhouette se dévoilait progressivement. Il était grand et svelte, la démarche alerte. Il était vêtu d’une vieille chemise beige et d’un pantalon marron, taché de poussière et tenu par des bretelles de cuir. Ses cheveux courts étaient camouflés sous un béret usé. Bien que durci par un froncement de sourcil, son visage avait des traits délicats et laissait penser qu’il avait une vingtaine d’années. Contre lui, il tenait les tomates qu’il venait de dérober.
— Ciao ! Tu en veux une ? lui proposa le jeune homme avec enthousiasme.
— Tu les as volées, fit Nicoletta.
— Volées ? fit-il mine de s’étonner.
— Je t’ai vu, je suis pas stupide !
— Mais non, je le connais ce vieux ! C’est mon ami !
Certaine qu’il mentait, Nicoletta resta distante et ne lui répondit pas.
— Il passe par ici tous les matins alors c’est tout comme ! ajouta le garçon. Et puis, il ne s’est jamais plaint !
Nicoletta esquissa un sourire incontrôlé.
— Comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.
— Nicoletta, dit-elle en marmonnant.
— Enchanté, je suis Giuseppe. Mais appelle moi Beppe.
— Beppe. C’est bien pour un voyou.
— Faut bien que je mange moi ! rétorqua-t-il. Qu’est-ce que tu fais ici, tu t’es perdue ?
— J’avais besoin d’être seule.
— C’est vrai, c’est un bel endroit pour se reposer, commenta le jeune homme. Je peux m’asseoir ?
Elle approuva, bien qu’elle n’avait pas vraiment envie de discuter. Beppe posa les tomates dans l’herbe, ne gardant que la plus rouge d’entre elles, et il s’empressa de la manger.
— Fais-moi voir tes mains, dit-il.
Nicoletta les déposa dans les siennes et il les inspecta sous tous les angles.
— Ah, je vois, je vois ! s’écria-t-il.
— Qu’est-ce que tu vois ?
— Cette paire de mains confectionne de belles choses ! Juste ?
— Je suis couturière.
— Je le savais ! Ça, c’est un beau métier !
— Peut-être bien, mais on gagne une misère, avoua Nicoletta. Toi tu ne travailles pas ?
Il prit un second fruit, et celui-ci disparut aussi en quelques bouchées.
— Oh moi, je n’aime pas parler de ma vie, je préfère la vivre !
Il se leva, ramassa son butin et repartit en jonglant avec. Après une dizaine de pas, il se tourna vers Nicoletta, sans stopper son numéro.
— Tu restes là sous ton arbre ou tu m’accompagnes ?
La jeune fille aurait aimé s’attarder ici, mais vadrouiller avec ce curieux personnage pouvait lui changer les idées. Elle le rattrapa, et parce qu’elle avait faim, elle s’empara d’une des tomates en plein vol. Cela fit pouffer le jeune homme.
* * *
Ils avaient marché jusqu’au village voisin sans beaucoup causer et arrivèrent finalement sur une place très fréquentée. Elle accueillait des couples, des joueurs de cartes, des groupes d’enfants et des anciens, qui passaient là du bon temps. Au centre, des habitants avaient organisé un grand repas ; certains d’entre eux avaient quitté la table et se trémoussaient sans aucune retenue sur des airs de tarentelle.
Beppe s’arrêta brusquement.
— Attends-moi plus loin ! dit-il à Nicoletta.
La jeune fille comprit qu’il avait quelque chose en tête, et il se sauva aussitôt, avant qu’elle ne puisse lui donner la moindre réponse. Alors, elle remonta la rue qu’il avait pointée du doigt mais le doute l’envahissait petit à petit. Était-ce une bonne idée ? Elle ne savait finalement rien de lui et ce n’était pas le genre de personne qu’elle avait l’habitude de fréquenter. Bien qu’il fut sympathique, il avait tout l’air d’être un vagabond et elle ne voulait pas d’ennuis. Au bout d’une centaine de mètres, elle s’arrêta avec le regret de l’avoir suivi jusque là.
Beppe surgit alors sur une Vespa pétaradante. Un homme corpulent le poursuivait, agitant ses bras dans tous les sens et hurlant des insultes en patois. C’était sûrement le propriétaire du véhicule. Beppe stoppa sa course à côté d’elle.
— Viens ! lui proposa-t-il avec un calme surprenant.
Sans même considérer ce à quoi elle avait pensé un instant plus tôt, elle monta à l’arrière. Beppe démarra en trombe et poussa un cri de joie qui résonna dans la tête de la jeune fille.
Les cheveux bouclés de Nicoletta s’élevaient avec la vitesse, laissant l’air caresser sa nuque et ses oreilles. Sa respiration s’accélérait et son cœur s’emplissait d’une ivresse délicieuse, fruit de la jeunesse et de l’insouciance. À ce moment-là, elle éprouva un immense sentiment de liberté, et comme une délivrance absolue, le monde entier devint insignifiant. Elle jubila à son tour d’un rire éclatant.
— Mon béret va s’envoler ! s’exclama Beppe.
Elle s’empressa de poser la main sur sa tête pour le retenir.
— Où veux-tu aller ? lui demanda-t-il.
— À la mer ! rétorqua instinctivement Nicoletta, en haussant la voix pour couvrir le bruit du moteur.
— J’aime beaucoup cette idée ! C’est parti ! lui répondit Beppe.
La mer n’était qu’à une quarantaine de kilomètres de la maison familiale. Quand ils étaient enfants, Nicoletta et son frère s’y rendaient régulièrement avec leurs parents. Pendant le trajet, ils avaient l’habitude de s’asseoir à l’avant du bus, non seulement parce que le chauffeur leur offrait quelques friandises, mais surtout pour en sortir le plus vite possible. La plage était leur endroit favori, un terrain de jeu infini ; là-bas, les après-midis passaient toujours trop vite. Puis il y eut la guerre ; et la pauvreté qui s’ensuivit au sud du pays avait contraint la famille à rester au village, pour travailler sans relâche. Ces sorties appartenaient au passé depuis bien longtemps.
Ils roulaient à vive allure sur la route qui menait au littoral. Beppe sifflait, chantait et saluait avec allégresse chacune des voitures qu’ils croisaient par un signe de la main. Souvent, les conducteurs lui renvoyait un coup de klaxon amical et cela avait l’air de l’enchanter. À ses côtés, la réalité devenait tout de suite moins cruelle et c’était comme une renaissance pour la jeune fille.
— Il va falloir faire le plein ! alerta Beppe à mi-chemin.
Nicoletta constata que l’aiguille du carburant était au plus bas.
— Tu as de quoi payer ? songea-t-elle.
— On avisera !
Les deux jeunes gens parvinrent à une station service juste à temps, puisqu’il fallut pousser le véhicule sur les derniers mètres. Il n’y avait personne dans les parages, mis à part le pompiste, qu’ils trouvèrent affalé sur une chaise de paille vétuste.
— Il fait la sieste, assura Nicoletta.
— Dans ce cas, il ne faut pas le déranger, chuchota t-il.
Ils n’avaient pas le choix, alors d’elle-même, la jeune fille se posta devant le moustachu pour faire le guet. De près, il avait un air inquiétant, comme ceux qu’il ne faut pas contrarier et cela la rendit nerveuse. Et tandis que Beppe déroulait le tuyau de la pompe jusqu’au réservoir, l’homme remua la tête et cessa de ronfler. Prise de panique, Nicoletta alerta le garçon, mais il lui fit comprendre qu’ils ne pouvaient pas s’arrêter maintenant. Sans hésitation, il envoya le carburant et le système se mit à produire un bourdonnement qui tétanisa la jeune fille. Le ravitaillement lui semblait interminable, mais la récompense était bien trop belle, alors, non sans difficulté, elle patienta. Tout à coup, le commerçant se réveilla en sursaut et tomba à la renverse ; il fallait partir. Les deux complices enfourchèrent la Vespa et déguerpirent sans même jeter un coup d’œil en arrière.
— Brigands ! cria une voix rauque. Honte à vous !
Nicoletta n’avait jamais rien fait de tel ; elle tremblait à l’idée que le pompiste les pourchasse et apparemment, Beppe le remarqua.
— Personne ne nous attrapera jamais, lança-t-il. M’échapper, c’est là où je suis le meilleur.
Il lui parla avec tant d’assurance qu’elle fut aussitôt tranquillisée.
Enfin, au bout d’une vingtaine de minutes, la splendeur de l’Adriatique se dessina face à eux.
— La mer ! s’exclama Beppe en coupant le moteur.
Subitement, le jeune homme courut sur l’étendue de sable déserte, comme ceux qui s’y rendent pour la première fois.
Nicoletta, contemplative, resta immobile et laissa le souvenir inonder ses pensées. Le bleu pur et profond, la brise au parfum de sel, le rythme des vagues qui naissent et puis meurent, rien n’avait changé. Elle se voyait encore là, jouant au cerf-volant avec Francesco, sur cette plage éternelle qu’ils croyaient être le bout du monde. Sur le rivage, il y avait encore cette ancienne cabane dans laquelle ils s’isolaient pour partager leurs petits secrets. Elle se rappela de cette fois où ils s’étaient jurés de ne jamais se séparer. Son frère lui avait chuchoté qu’il serait toujours là pour veiller sur elle, quoi qu’il arrive. Aujourd’hui, il l’avait peut-être laissée seule mais qu’importe, il avait honoré sa promesse car elle ne pouvait pas rêver meilleur protecteur.
Beppe l’appela, alors la jeune fille retira ses chaussures et se hâta de gagner le bord de l’eau.
* * *
Il était au moins minuit quand le jeune homme raccompagnait Nicoletta chez elle. Il se débarrassa du scooter aux abords du village et ils continuèrent à pied, déambulant encore un peu pour prolonger leur belle soirée.
Au détour d’une rue, Nicoletta remarqua que de ravissantes notes, comme irréelles, perturbaient le silence de la nuit.
— Tu entends la musique ? murmura-t-elle à Beppe pendant qu’il renouait ses lacets.
— Il n’y a rien.
— Si, insista-t-elle. Écoute mieux.
Beppe se figea.
— Elle est dans ta caboche, la musique.
Nicoletta se mit à suivre la mélodie qui faisait écho dans les étroites ruelles et distança Beppe. Elle ne délirait pas, c’était le son grésillant d’un disque. Et elle découvrit, ravie, que la musique s’échappait d’une fenêtre, alors elle s’adossa dessous, bercée par le mariage voluptueux des flûtes et des violons.
— Qui habite ici ? demanda Beppe en arrivant.
— Je croyais que cette maison était vide, répondit Nicoletta.
Aussitôt, il escalada la façade de pierre avec une remarquable agilité et passa la tête par l’ouverture.
— Il y a quelqu’un ?
— Qui êtes-vous ? gronda la mystérieuse habitante. Qu’est-ce que vous faites ici !
— N’ayez pas peur madame, dit Beppe. Pouvez-vous remettre cette musique depuis le début ?
— Eh bien, tout le plaisir est pour moi ! rétorqua-t-elle en prenant un ton jovial.
Le jeune homme exprima sa reconnaissance en soufflant un baiser et redescendit aussi vite qu’il était monté. Puis il leva les yeux vers les étoiles.
— Quelle chance on a d’être là ! s’extasia-t-il. Pauvres mais libres. Vive la liberté ! Vive l’Italie !
La symphonie reprit pour le plus grand bonheur de Nicoletta. Elle alla enlacer Beppe comme s’ils s’étaient toujours connu, et ils dansèrent ainsi, l’un contre l’autre, sous le clair de lune.
* * *
La jeune fille venait d’effectuer de petites retouches, et maintenant, elle pliait avec soin les vêtements prêts à être livrés à ses clientes. Juste avant de partir, elle jeta un coup d’œil sur la rue qui commençait à s’animer dans la lueur matinale. Et lorsqu’elle vit le facteur s’arrêter devant leur porte, elle s’empressa d’aller récupérer le courrier en main propre. Sur l’enveloppe, qui était d’une épaisseur étonnante, elle reconnut l’écriture de son frère.
— Francesco nous a écrit ! annonça-t-elle. La lettre est arrivée !
Puis elle se rua à l’intérieur, jusqu’à la cuisine, où Maria et Rosaria la rejoignirent sur-le-champ.
À la fois excitée et anxieuse, Nicoletta ouvrit la lettre avec délicatesse et la lut à haute voix :
Ma chère famille,
Ne vous faites pas de soucis pour moi. Les premiers jours ont été difficiles, mais maintenant tout va pour le mieux. J’ai réussi à trouver un travail régulier sur les chantiers. Le soir, je loge dans un petit appartement que je partage avec d’autres, ça suffit pour dormir. Le pays me manque déjà, mais le quartier est rempli d’autres Italiens, alors c’est un peu comme à la maison. Il y a même plusieurs familles du village. Je suis plein d’espoir, je pense vraiment que le futur s’annonce bien.
J’envoie une bonne nouvelle pour Nicoletta. Ce matin, j’ai pu rencontrer un homme qui emploie des couturières au noir, la paye est intéressante. Il faut qu’elle parte au plus vite si elle veut avoir une chance de décrocher du boulot, car il y a beaucoup de monde.
L’enveloppe contient de l’argent. Il y a bien assez pour le train. Une fois à Bardonecchia, il faudra payer un passeur qui l’accompagnera de l’autre côté de la frontière et la fera monter dans un des camions qui roulent jusqu’ici.
Sois forte petite sœur, le voyage va être long. Mais au bout, la vie sera belle.
Je vous embrasse fort,
Francesco
Nicoletta porta la lettre contre son cœur. Elle était tellement heureuse de le retrouver. Maria vint la prendre dans ses bras.
— Dieu est avec nous ma fille ! Ta vie est là-bas à présent, s’extasia-t-elle. Ne tardons pas, il faut préparer tes affaires !
Nicoletta allait revoir Beppe ce soir et elle était impatiente de lui annoncer la nouvelle. Mais il avait tant fait pour elle, sans même le savoir ; elle voulait le remercier. Elle ouvrit le placard de sa chambre où elle entreposait toutes sortes de tissus récupérés. Il s’en dégageait une odeur que beaucoup auraient trouvée peu agréable, mais Nicoletta l’appréciait, alors elle prit une grande inspiration, comme elle le faisait à chaque fois. Ensuite, elle chercha longtemps et finit par en sortir une étoffe brune avec de fins carreaux clairs. La jeune fille s’installa sur sa petite machine à coudre et mit en place la bobine de fil, qu’elle avait choisie avec tout autant d’attention. Elle réfléchit un instant, et lorsqu’elle fut inspirée, elle actionna la pédale et se mit à travailler.
* * *
Elle aimait se balader à cette heure là, l’air commençait à se faire plus frais et les pierres renvoyaient la chaleur accumulée pendant la journée. C’était la dernière fois, alors elle avançait avec une certaine lenteur et observait, empreinte de nostalgie, les scènes de vie si familières qui se déroulaient tout autour d’elle. Il y avait ces marchands de fruits qui s’égosillaient sans cesse plus fort que leurs voisins, cet aimable vieillard qui errait toujours par ici en sifflant Bella Ciao, ces enfants qui déboulaient de chaque coin de rue sur leurs bicyclettes rouillées, ces dames qui entamaient leur passegiata, cette mère qui vidait sa bassine d’eau savonneuse dans le caniveau, et sa fille qui se réfugiait dans ses jupons, ces petites crapules qui manigançaient à la vue de tous, ce prêtre encerclé de fidèles, et puis tant d’autres.
Finalement, elle trouva Beppe à la fontaine de la place. Il était occupé à rafraîchir son visage alors elle s’immobilisa, en attendant qu’il la remarque. Quelque chose l’intriguait encore : depuis leur rencontre, il ne lui avait rien raconté de sa vie. Derrière son existence folâtre, il paraissait cacher une part de tristesse. Comme Nicoletta n’osait pas lui en parler, elle se contentait d’imaginer son histoire mais ce qui ne faisait aucun doute, c’est qu’il avait toujours été livré à lui même.
Beppe finit par lever les yeux dans sa direction.
— Bonsoir Nicoletta, dit-il en reboutonnant les manches de sa chemise.
Et quand il fut devant elle, la jeune fille lui tendit le présent qu’elle cachait jusque là dans son dos. C’était un béret.
— Pour moi ?
Il était si troublé que la jeune fille eut l’affreuse impression qu’il n’avait jamais eu de cadeau de qui que ce soit. Elle acquiesça, alors il saisit le couvre chef et l’admira.
— Tu as même brodé nos noms à l’intérieur, s’émerveilla-t-il.
Beppe jeta son vieux béret en le faisant tournoyer, se rua devant la vitrine la plus proche et essaya le nouveau.
— Il est parfait ! Il est magnifique ! s’écria-t-il devant son reflet. Je le porterai avec fierté ! Tu es une artiste !
Nicoletta s’esclaffa, et lui exulta comme il savait si bien le faire.
— Beppe, je pars demain pour la France, annonça-t-elle avec ferveur.
— La France ? Mais c’est formidable !
Il plongea la main dans sa poche.
— On doit célébrer ça ! reprit-il en exhibant quelques billets.
Transportés par un élan fougueux, ils se rendirent dans un bar populaire. Ce n’était pas un grand établissement mais il attirait du monde, compte tenu des fêtes mémorables qui y étaient organisées. Ce soir là, l’amusement qui régnait dans la salle était absolument exaltant. Un splendide orchestre se tenait sur une estrade et une multitude de villageois en effervescence grouillait comme un fantastique ballet de couleurs. Aussi, de temps en temps, une pluie de confettis venait s’ajouter au spectacle, intensifiant un peu plus la joie collective.
Les deux jeunes gens s’étaient lancés dans une danse frénétique et profitaient de cette fabuleuse partie de plaisir, si bien qu’ils finirent par bousculer un homme, faisant voler son verre en éclats. Après quoi le monsieur agrippa Beppe par l’épaule et fit un bond en arrière en voyant son visage.
— C’est toi ! Voleur ! alerta-t-il. Police ! Arrêtez-le ! C’est un voleur ! Arrêtez-le
C’était l’homme de la Vespa. En un clin d’œil, Beppe se fraya un chemin dans la cohue et s’enfuit, poursuivi par deux policiers.
De son côté, Nicoletta s’était aussi faufilée vers la sortie ; elle ne voulait pas partir sans lui dire au revoir. Avec la conviction qu’il avait réussi à se sauver et qu’il allait l’attendre quelque part, elle se mit à sa recherche. Elle parcourut longuement les interminables montées d’escaliers qui serpentaient au sein du village, interrogeant tous les passants, vérifiant le moindre abri potentiel, la moindre pile de cageots derrière laquelle il aurait pu se cacher. Mais Beppe resta introuvable et Nicoletta rentra chez elle, dépitée.
* * *
La jeune fille avait tenu à se rendre à la gare seule. Son départ du foyer avait été un véritable déchirement, et sur le trajet, elle se ressassait les paroles de sa mère : « Un jour, nous serons à nouveau réunis. Je l’espère de tout mon cœur. » C’était son plus grand souhait à elle aussi, mais pour l’heure, le destin en avait décidé autrement.
Nicoletta arriva en avance et put acheter son billet sans se presser. Comme les bancs étaient tous occupés, elle s’assit sur sa valise. Elle vérifia une nouvelle fois qu’elle avait bien rangé l’argent et l’adresse de son frère, même si elle avait appris cette dernière par cœur. Puis, pour patienter, elle prit son miroir de poche et admira le collier de sa grand-mère qui, désormais, scintillait autour de son cou.
Le brouhaha général s’intensifia lorsqu’un nuage de fumée grise apparut dans les terres lointaines. Le train allait arriver d’ici peu et les familles et autres couples se pressaient partout. L’atmosphère était chargée d’émotion ; elle ne comptait même plus les personnes en sanglots tant il y en avait.
Dans un crissement infernal, une vingtaine de wagons se stoppèrent sur la voie ferrée. La jeune fille fut une des premières à l’intérieur alors elle en profita pour prendre une place du côté des fenêtres. Peu après, elle s’aperçut qu’une petite voix criait son nom depuis le quai, alors elle chercha parmi tous les gens qui s’agitaient et constata que celle-ci venait d’un petit garçon blondinet. Elle ne le connaissait pas et pensa d’abord qu’il cherchait quelqu’un d’autre, après tout il y avait des centaines de Nicoletta dans la région. Les minutes passaient et il cherchait toujours, balayant son regard dans toutes les directions sans n’avoir aucune réponse. Tandis que le train commençait à se mettre en marche, Nicoletta baissa la vitre et lui fit signe. Le petit la remarqua et s’arrêta aussitôt, comme s’il venait de la reconnaître.
— Adieu ! s’exclama-t-il.
Puis, dans un geste plein de grâce, il jeta le bouquet qu’il avait apporté. Tel un feu d’artifice, les fleurs blanches se dispersèrent dans les airs avec une merveilleuse légèreté. C’était un message de Beppe, elle en était sûre. Le train quittait la gare et l’enfant la regardait toujours de ses grands yeux ronds. Nicoletta n’arrivait plus à prononcer le moindre mot, alors elle lui fit un au revoir de la main, après quoi il afficha un sourire radieux et disparut aussitôt parmi la foule. Qui était ce petit ange ? Qu’était-il arrivé à Beppe ? Consciente qu’elle ne le saurait sans doute jamais, elle se plongea dans l’enivrant défilé du paysage qui se brouillait à travers ses larmes.